Le buisson ardent

L'arche

Te voici dans les flancs de l'arche. Haute gréée sur les flots du doute et du mal, elle vogue. Ici, entre ses côtés, le silence. Non le silence du désert quand sur d'illusoires océans d'argile le vent  même est muet que ne hérisse aucun obstacle, mais grand le silence de la paix, un silence de plénitude.

Même dans le fracas des bancs, même quand la chaisière compte les sous, au-delà des rumeurs et des murmures s'étend la nappe du silence. Il est plein d'échanges. Il est le lieu des âmes ici rassemblées. Il est leur durée au-delà du temps.

Parfois ce silence se fait perceptible même à nos oreilles de chair, même à nos yeux. Je me rappelle, à Torcello sur la lagune de Venise. Se lève devant un fond d'or une immense vierge vêtue de noir. Hiératique, sacerdotale elle dresse dans l'obscure splendeur de la basilique une bienheureuse vision de paix. O Notre-Dame du silence ! Le soir aussi, dans les monastères cisterciens. La dernière lampe est éteinte. La dernière note du Salve Regina s'est tue. Alors se déroule sur la clôture l'absolu silence. On y pénètre comme dans une substance. Il est serré comme le roc.

Étroite était la porte de l'Arche nous dit la Bible. Te voici dans la nef, mon fils, debout ou à genoux parmi tes frères. Sais-tu ce que cela signifie ? Nef, arche ne sont que d'autre noms du Royaume et, pour nos yeux de chair, son image. Tu connais les conditions pour en franchir la porte ? Tu sais de quel fil est tissée la robe nuptiale sans laquelle nous boivent les ténèbres ?

Se renoncer. Accepter la dure exigence du Maître – un maître qui commande. Jésus ne ressemble pas à ces fondasses statues de saindoux, je t'assure. Vois-le commander au mal, à la lèpre, à la tempête et s'attaquer même au Sabbat. Entends le maudire. Ses imprécations sont plus fulgurantes que l'éclair. Il te l'ordonne, renonce-toi. Oh ! Ce n'est pas facile. Elle colle à la peau, la chère tunique de nos aises. Il colle à la peau, le petit amour de soi-même.

Ce dépouillement, tu le veux, dusses-tu t'en reprendre, puisque tu es dans la nef. Ta présence autrement serait un mensonge. Puisque tu es ici tu acceptes d'entrer dans le Royaume. Tu acceptes d'en revêtir la robe nuptiale et terrible.

Cette arche a forme de croix. Elle épouse la forme d'un homme. L'église de pierre, à l'image de l’Église est un corps. Elle dessine ce corps mystique où tu t'insères. Elle le trace de ses piliers marqués du sang de l'agneau (toute nuit est la nuit où nous sommes tirés d’Égypte) pierre nue, pierre brute, pierre rugueuse, pierre réelle surtout. On ne rêve pas sa conversion, on la vit, et elle doit avoir évidence et solidité. À toi aussi, il a dit : tu es pierre …

Quand il remontait le labyrinthe de Lascaut, l'homme ténébreux du quaternaire cherchait obscurément cette église. Elle était ce sein maternel dont la nostalgie lui faisait éventrer la terre. Repos et refuge, ovaire de l'éternité – te voici dans les entrailles bénies de la terre.

Autour de soi passent les étoiles. Tu te tiens debout entre les mondes. L'univers s'ordonne à tes deux bras étendus. Les temps ne se sont écoulés que pour toi. Ils se dérouleront pour ton ascension vers le Christ. La tienne, la nôtre, tous poussés comme la voûte par ces piliers. Cette arche close est illimitée.

 Danse immobile des piliers, procession fixe de l'éternité : cet espace distribué de vide est l'univers, la tornade des voies lactées n'est qu'une image de ses rinceaux. Ah ! Si les hommes ici rassemblés parce que c'est dimanche et que le dimanche, sans trop savoir pourquoi on entre à l'église. Ah ! Si ces hommes pouvaient savoir que tout est tellement plus beau qu'ils ne le savent !

Plus secrète, derrière le chœur, dans les pénombres absidiales une cavité : elle s'arrondit en forme de grotte. Ici, dans les basiliques romanes, le sanctuaire de Marie. Non ne connaissons plus rien, et dédions au saint de notre inspiration ce lieu sacré. Pourtant il dérive de ces cavernes mystérieuses où les druides en lin blanc, et peut-être à l'obscure  de la préhistoire des hommes vêtus de peaux de bêtes, honoraient la vierge qui doit enfanter. Le voici, le sein maternel où retourner, voici ce refuge, voici l'abri.